Petit pr�cis d�agnotologie appliqu� � la finance
La finance ne vit pas sur son �le d�serte. Elle aussi doit trancher des questions devenues clivantes, telles que la connaissance ou l�ignorance, la v�rit� ou le mensonge. Or, les r�ponses de la finance sont parfois surprenantes.
Dans le monde des sachants il n�y a pas que des sachants. En fait, on y trouve autant d�incomp�tents que de p�dants. L�actualit� pointe du doigt, mais des sachants on en trouve partout. M�me en Finance ? Il faut dire que la finance entretient une relation particuli�re avec la connaissance. D�ailleurs, une expression connue r�sume l�affaire : � le march� a toujours raison �, ce qui pourrait laisser croire que la connaissance y est accessoire, un ornement inutile, un genre de pampille.
Cas d��cole : l��conomie s��croule, vite vous vendez vos actions, mais le march� monte ! Vous aviez pourtant raison de vendre ? Non, la seule bonne raison, c�est le march� qui la donne : lui seul d�cide de la valeur de votre portefeuille, lui seul peut vous convaincre que vous avez raison ou tort, en d�pit du bon sens ou de la connaissance que vous avez du � dossier �. Admettons. Mais si la connaissance est juste d�corative en finance, quelle esp�ce de science y pratique-t-on ? L�agnotologue, genre d��pist�mologue invers�, propose de tenir un discours intelligent sur ce que l�on ne sait pas mais que l�on aurait pu savoir, ou pas, etc.
Il y a ce que l�on sait qu�on ne sait pas, mais dont on peut quand m�me parler
En finance, l�investisseur sait bien qu�il ne sait pas o� ira le march� demain. Mais il peut quand m�me produire un discours intelligent sur ce qu�il ne sait pas, gr�ce � sa t�te de Janus. Il peut ainsi voir derri�re et devant, en m�me temps. Lorsqu�il voit derri�re il dit des choses du genre � apr�s la pluie le beau temps �, autrement dit le march� a baiss�, il va donc remonter. Lorsqu�il voit devant il dit plut�t � les nuages arrivent, il va pleuvoir �, ce qui signifie que les b�n�fices s�effondrent et donc le march� devrait suivre. Et puisqu�il peut regarder devant et derri�re en m�me temps, alors il ench�ssera : � le march� a baiss�, parce qu�il anticipe une baisse des b�n�fices �. Et pour mieux convaincre son auditoire, il habillera sa r�flexion d�un formalisme intimidant ou d�une rh�torique de bourrique.
Il y a ce que l�on sait qu�on ne sait pas, mais dont on ne peut rien dire
Notre investisseur sait toujours qu�il ne sait pas o� ira le march� demain. Mais cette fois, il est incapable de produire un discours intelligent sur ce qu�il ne sait pas. L�exemple 2020 : la Covid. Bien malin qui peut dire si le virus disparaitra dans 3 mois, un an, ou si le vaccin de No�l que l�on vient de nous annoncer fera bien ce qu�il dit qu�il fera. C�est toute la diff�rence entre le risque et l�incertitude : le risque est une forme d�incertitude apprivois�e, quantifiable, dont raffole les assureurs ; mais il existe une incertitude sauvage, hyst�rique, dont on est incapable de pr�voir les comportements. L�investisseur est averse � ces 2 types d�ignorance, mais il est particuli�rement averse � l�incertitude (� l�ambigu�t�, pour les initi�s). L�investisseur pr�f�re le risque � l�incertitude, c�est plus s�r�
Il y a ce que l�on ne sait pas que l�on ne sait pas
C�est ce qui diff�rencie Einstein d�un mollusque : le premier ne sait pas s�il existe une th�orie du tout mais la cherche, le deuxi�me ne sait m�me pas de quoi parle le premier. En finance aussi se c�toient l�investisseur typ� Einstein et celui typ� mollusque. Le premier sait ce qui lui manque pour savoir, le deuxi�me n�est m�me pas au courant qu�il lui manque quelque chose. Le premier aura tendance � exiger un prix d�achat plus faible pour accepter de d�tenir un actif au rendement incertain ; le deuxi�me, ignorant mais pas demeur�, fera la m�me chose (effet moutonnier). Vu de l�ext�rieur, on ne fera pas la diff�rence entre les deux : celui qui ne sait pas qu�il ne sait pas, donne l�impression d�en savoir autant que celui qui sait ce qu�il ne sait pas
Il y a ce que l�on sait mais pas pour les raisons que l�on croie
Ca a l�air un peu tordu, mais c�est un probl�me tr�s s�rieux. Cas d��cole : � je vous l�avais bien dit, l�inflation a acc�l�r� et donc les taux longs ont mont� ! c�est logique, puisque l�inflation anticipe une hausse des taux de la Fed �. C�est vrai, les taux ont bien mont�, l�inflation a bien acc�l�r�, mais cette fois il n�y a aucun lien de cause � effet� il se trouve que la hausse des taux s�explique par un � gros doigt � d�un investisseur maladroit qui souhaitait vendre 1000 titres et en a vendu 10000 ! Notre investisseur omniscient avait pourtant toutes les bonnes raisons de croire qu�il savait vraiment, mais non. Ce cas bizarre illustre une nuance c�l�bre propos�e par le philosophe E.Gettier : � il y a des choses que je crois, qui sont vraies, dont je suis fond� de croire qu�elles sont vraies, mais qui ne sont pas vraies pour les raisons que je crois fond�es� �
Il y a ce que l�on sait mais que l�on ne veut pas savoir
Ci-g�t l�amer. Dans son dernier livre, Cynthia Fleury nous enseigne le poison du ressentiment. Le ressentiment est un genre de regret �nerv�, qui veut en d�coudre avec le pass�. On sait bien qu�il faudrait passer � autre chose, qu�il ne sert � rien de ressasser le pass�, mais c�est plus fort que nous, on veut se refaire, voire se venger : ainsi le ressentiment reste sourd � toute injonction rationnelle. Toute proportion gard�e, l�investisseur connait lui aussi se sentiment d�sagr�able lorsqu�il perd un pari qu�il a gagn� � Le march� baisse, et pourtant toutes les nouvelles sont bonnes comme je l�avais anticip� ! c�est impossible, il va finir par remonter, j�attends� �. Dans le m�me genre, il y a le joueur de poker qui enl�ve le haut, mais il lui reste le bas. Ou bien plus r�cemment Donald Trump qui pense que les urnes se sont tromp�es de bulletins.
Il y a ce que l�on ne sait pas, mais que l�on aurait pu savoir
Un genre d�acte manqu�. � Ha, si j�avais r�fl�chi deux secondes, j�aurais su que l�entreprise allait annoncer des r�sultats catastrophiques �. L�investisseur excelle dans l�art de prendre les bonnes d�cisions, apr�s coup. D�ailleurs, l�investisseur pratique aussi l�art de la synecdoque : nul besoin d�invoquer plusieurs raisons possibles au mouvement de march� observ�, une seule suffit, en g�n�ral celle invoqu�e durant l�une de ces r�unions o� l�on entend celui qui parle plus qu�il ne pense, et qui devrait se souvenir de ne parler que si ce qu�il va dire est plus beau que le silence (S�n�que). L�investisseur ira m�me plus loin en pratiquant le raisonnement contrefactuel : � et si l�entreprise n�avait pas annoncer son plan, je suis s�r que le march� aurait baiss� �
Il y a ce que l�on dit qu�il faut savoir, mais o� il n�y a rien � savoir
Dans cette cat�gorie on retrouve pas mal d�esp�ces diff�rentes. Les plus coriaces sont les complotistes de la finance, qui pensent que le hasard ne choisit pas au hasard, que le hasard est myope mais qu�il a souvent des intuitions pertinentes (T.Boni), bref qu�il y a toujours quelque chose de cach� sous le tapis, ou dans les prix de march� : � si le march� monte, c�est qu�il a trouv� une bonne raison de ne pas baisser ! �. Et lorsque le march� n�avoue pas son crime, et bien on le torture : on utilise les techniques de Machine Learning pour faire parler des donn�es silencieuses, et l�on obtient toujours des aveux� le d�luge de corr�lations, surinterpr�tation. Dans cette cat�gorie, on retrouve autant de croyants que d�illumin�s, qui ont pour point commun de ne pas retenir la preuve comme argument convaincant. Ils ne sont pas m�chants, tant qu�ils ne cherchent pas � vous convertir.
Il y a ce que l�on ne sait pas, mais dont on sait que le contraire est faux
L�investisseur ne sait pas si le march� va s��crouler, mais il sait que si la Banque Centrale ne r�agit pas � la r�cession �conomique, alors oui le march� va s��couler ; or il est impossible que la Banque Centrale laisse le march� s��crouler, donc elle va forc�ment r�agir � la r�cession, et donc le march� ne va pas s��crouler. CQFD. Un genre de preuve par l�absurde : je suppose le contraire, et j�en d�duis une absurdit�. Mais il y a quand m�me un loup : ca marche tant qu�on a pas trouv� de contre � exemple. Or, il en existe un fameux qui fit couler beaucoup de portefeuilles : lorsque la Fed laissa Lehman faire faillite, alors qu�il �tait entendu que ce n��tait pas possible. On appelle cela une v�rit� r�cessive : � c�est vrai tant que� �, K. Popper parle de th�orie falsifiable, d�autres de cygnes noirs.
Il y a ce que l�on sait et qu�on ne devrait pas savoir
En th�orie, l�investisseur ne sait rien de plus que ce qu�il y a d�j� dans le prix du march�. C�est ce que l�on appelle l�efficience des march�s qui nous dit que si l�investisseur est rationnel (ou plut�t fait des anticipations rationnelles), alors son voisin l�est aussi et a d�j� pris soin d�acheter ou vendre le march� ; si bien que le prix int�gre d�j� toute l�information utile. Voil� pour la th�orie, sauf que la th�orie est un pays o� personne n�habite vraiment. Ainsi, il arrive que l�on parle plut�t d�informations privil�gi�es, d�lits d�initi�s, ou autres tours de passe-passe r�serv�s aux plus malins. Bon, mais tout n�est pas noir, noir ; il existe aussi des lanceurs d�alerte de la finance, ces gens qui savent et ne devraient pas savoir ou devraient le garder pour eux, mais le disent aux autres.
Il y a ce que l�on ne sait pas et qui se m�rite
La connaissance se m�rite, m�me en finance. Elle n�est pas pos�e sur l��tag�re pr�te � �tre saisie. Parfois, la main est retenue par le bon sens, l�intuition, ou le dogme. Par exemple, il faut �tre pr�t � accepter que la terre tourne alors qu�on voit bien qu�elle ne tourne pas ; que la terre est ronde alors qu�on voit bien qu�elle est plate. Finalement, la connaissance est ce qui s�pare l��vidence de l�exp�rience, le doigt que regarde l�idiot, de la lune que lui montre le sage (proverbe chinois), en science comme en finance donc.
3 r�actions � cet article
Ajouter une r�action
Pour r�agir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut � droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON